La vie devant soi de Romain Gary (Émile Ajar) – Analyse

Publié en 1975 sous le pseudonyme d’Émile Ajar, La vie devant soi est un roman poignant et profondément humain qui a valu le prix Goncourt à son auteur et on le comprend aisément après l’avoir lu. La vie devant soi explore la vie d’un jeune garçon, Momo, élevé par Madame Rosa, une ancienne prostituée juive rescapée de la Shoah. À travers le regard naïf mais lucide de cet enfant d’origine arabe, Romain Gary aborde avec tendresse et réalisme des thèmes majeurs comme la précarité sociale, la quête d’identité, l’amour filial et la diversité culturelle. Le roman, situé dans le quartier populaire et multiculturel de Belleville à Paris, offre un témoignage sensible sur la marginalité et les solidarités humaines dans un monde souvent dur et excluant.

Cette œuvre mêle humour, émotion et gravité pour donner voix à des personnages fragiles mais attachants, confrontés à la précarité de l’existence, au racisme, à l’abandon et à la mort. En installant une narration à la fois enfantine et mature, Gary nous invite à revisiter les notions de famille, d’amour et d’appartenance au-delà des frontières sociales et culturelles.

L’analyse de l’incipit c’est-à-dire du début du roman La vie devant soi révèle comment l’écrivain construit un univers singulier mêlant regard naïf et lucidité, ancre ses personnages dans un contexte social complexe, et pose d’emblée les enjeux profonds d’une quête d’amour et d’identité dans un monde marqué par l’abandon. Vous trouverez des activités pour approfondir votre compréhension de l’incipit.

La vie devant soi de Romain Gary (Émile Ajar) - Analyse linéaire et exercices

L’incipit de La vie devant soi

La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu’elle ne se plaignait pas d’autre part, car elle était également juive. Sa santé n’était pas bonne non plus et je peux vous dire aussi dès le début que c’était une femme qui aurait mérité un ascenseur.

Je devais avoir trois ans quand j’ai vu Madame Rosa pour la première fois. Avant, on n’a pas de mémoire et on vit dans l’ignorance. J’ai cessé d’ignorer à l’âge de trois ou quatre ans et parfois ça me manque.

Il y avait beaucoup d’autres Juifs, Arabes et Noirs à Belleville, mais Madame Rosa était obligée de grimper les six étages seule. Elle disait qu’un jour elle allait mourir dans l’escalier, et tous les mômes se mettaient à pleurer parce que c’est ce qu’on fait toujours quand quelqu’un meurt. On était tantôt six ou sept tantôt même plus là-dedans.

Au début, je ne savais pas que Madame Rosa s’occupait de moi seulement pour toucher un mandat à la fin du mois. Quand je l’ai appris, j’avais déjà six ou sept ans et ça m’a fait un coup de savoir que j’étais payé. Je croyais que Madame Rosa m’aimait pour rien et qu’on était quelqu’un l’un pour l’autre. J’en ai pleuré toute une nuit et c’était mon premier grand chagrin.

Madame Rosa a bien vu que j’étais triste et elle m’a expliqué que la famille ça ne veut rien dire et qu’il y en a même qui partent en vacances en abandonnant leurs chiens attachés à des arbres et que chaque année il y a trois mille chiens qui meurent ainsi privés de l’affection des siens. Elle m’a pris sur ses genoux et elle m’a juré que j’étais ce qu’elle avait de plus cher au monde mais j’ai tout de suite pensé au mandat et je suis parti en pleurant.

Je suis descendu au café de Monsieur Driss en bas et je m’assis en face de Monsieur Hamil qui était marchand de tapis ambulant en France et qui a tout vu. Monsieur Hamil a de beaux yeux qui font du bien autour de lui. Il était déjà très vieux quand je l’ai connu et depuis il n’a fait que vieillir.

— Monsieur Hamil, pourquoi vous avez toujours le sourire ?

— Je remercie ainsi Dieu chaque jour pour ma bonne mémoire, mon petit Momo.

Je m’appelle Mohammed mais tout le monde m’appelle Momo pour faire plus petit.

— Il y a soixante ans, quand j’étais jeune, j’ai rencontré une jeune femme qui m’a aimé et que j’ai aimée aussi. Ça a duré huit mois, après, elle a changé de maison, et je m’en souviens encore, soixante ans après. Je lui disais : je ne t’oublierai pas. Les années passaient, je ne l’oubliais pas. J’avais parfois peur car j’avais encore beaucoup de vie devant moi et quelle parole pouvais-je donner à moi-même, moi, pauvre homme, alors que c’est Dieu qui tient la gomme à effacer ? Mais maintenant, je suis tranquille. Je ne vais pas oublier Djamila. Il me reste très peu de temps, je vais mourir avant.

J’ai pensé à Madame Rosa, j’ai hésité un peu et puis j’ai demandé :

— Monsieur Hamil, est-ce qu’on peut vivre sans amour ?

Il n’a pas répondu. Il but un peu de thé de menthe qui est bon pour la santé. Monsieur Hamil portait toujours une djellaba grise, depuis quelque temps, pour ne pas être surpris en veston s’il était appelé. Il m’a regardé et a observé le silence. Il devait penser que j’étais encore interdit aux mineurs et qu’il y avait des choses que je ne devais pas savoir. En ce moment je devais avoir sept ans ou peut-être huit, je ne peux pas vous dire juste parce que je n’ai pas été daté, comme vous allez voir quand on se connaîtra mieux, si vous trouvez que ça vaut la peine.

Romain Gary (Émile Ajar)

La vie devant soi : problématique pour étudier l’incipit

Voici une question que l’on peut se poser pour étudier et comprendre l’incipit du roman La vie devant soi :


En quoi l’incipit de La vie devant soi permet-il d’installer à la fois le cadre, les personnages et les enjeux du roman, tout en donnant immédiatement une voix singulière à l’enfant-narrateur ?

Nous pouvons répondre à cette question en suivant 3 axes.

AXE 1 : Une voix enfantine authentique : construction d’un regard sur le monde naïf mais lucide

L’incipit de La vie devant soi séduit d’abord par la force de la voix narrative, celle de Momo, un enfant qui raconte son quotidien avec une sincérité désarmante. Le choix du point de vue interne, marqué par l’usage de la première personne (“La première chose que je peux vous dire…”), plonge immédiatement le lecteur dans l’univers du narrateur. Ce procédé donne au texte une dimension intime et personnelle : le lecteur découvre l’histoire “de l’intérieur”, à travers des yeux d’enfant.

Le style est volontairement simple, parfois maladroit, avec des phrases à la syntaxe relâchée, des répétitions, une ponctuation qui épouse le rythme de la parole orale, autant de marques de l’oralité :

“avec tous ces kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines.”

ou encore :

“je devais avoir sept ans ou peut-être huit, je ne peux pas vous dire juste parce que je n’ai pas été daté”

Cette approche confère une fraîcheur et une spontanéité au récit. La naïveté de Momo se manifeste dans sa compréhension limitée des réalités adultes : il ne sait pas tout de suite que Madame Rosa s’occupe de lui pour de l’argent, il est sincèrement bouleversé lorsqu’il l’apprend (“c’était mon premier grand chagrin”). Son vocabulaire est parfois approximatif, ses jugements immédiats et sans détour, comme un enfant qui observe et restitue sans filtre.

Pourtant, cette voix naïve s’accompagne très vite d’une lucidité surprenante. Momo découvre très jeune la dureté de la vie : la précarité, la trahison de l’attachement, la complexité des sentiments adultes (« Je croyais que Madame Rosa m’aimait pour rien… J’en ai pleuré toute une nuit… »). Il pose des questions profondes sur l’amour et le sens de l’existence (“est-ce qu’on peut vivre sans amour ?”), sans forcément recevoir de réponses, ce qui accentue le sentiment de solitude et de quête identitaire.

Sa façon de raconter ne masque donc ni la pauvreté, ni la souffrance, ni l’abandon : sous la tendresse et la candeur, affleure une grande maturité et une acuité du regard. Au fil du récit, l’enfant apparaît moins comme un spectateur naïf que comme un témoin lucide, capable de voir et dire les contradictions du monde adulte, les injustices et les déceptions.

Ainsi, la voix enfantine de Momo, mêlant naïveté et lucidité, porte toute la singularité et la force émotionnelle du roman, engageant le lecteur dans une perspective à la fois touchante et critique sur la société et les rapports humains.

Axe 2 : L’ancrage dans un univers social précaire et multiculturel

Dès l’incipit, le roman installe son intrigue dans un cadre marqué par la précarité et la diversité.

Momo évoque un quotidien difficile : il vit au sixième étage sans ascenseur, un détail qui paraît anecdotique mais qui symbolise concrètement la rudesse de la vie dans les quartiers populaires. Ce simple fait devient “une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines” pour Madame Rosa, rappelant la fatigue, la maladie, l’usure du temps et la réalité d’un logement modeste.

La vie devant soi de Romain Gary (Émile Ajar) - Analyse
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Le texte souligne aussi le manque de confort (“On était tantôt six ou sept tantôt même plus là-dedans”), phénomène fréquent dans les milieux défavorisés. Les habitants se partagent l’espace, révèlent des liens solidaires mais précaires, où le manque de ressources fait partie du quotidien.

Le quartier parisien de Belleville, mentionné explicitement, est décrit comme un espace où cohabitent Juifs, Arabes et Noirs :

“Il y avait beaucoup d’autres Juifs, Arabes et Noirs à Belleville…”
Cette citation pose d’emblée un ancrage multiculturel fort. Les personnages n’appartiennent pas à la France “officielle” ou aisée ; ils viennent d’ailleurs, portent en eux les cicatrices de l’histoire : l’exil, la Shoah pour Madame Rosa, la migration pour Monsieur Hamil, la pauvreté et l’abandon pour Momo. Le quartier devient ainsi un lieu d’accueil mais aussi de marginalité, où se croisent différentes cultures, religions et traditions dans une solidarité fragile.

Cette diversité n’efface pas les difficultés sociales : le travail de Madame Rosa, qui garde les enfants “pour toucher un mandat à la fin du mois”, montre que la survie économique passe par des petits arrangements et une solidarité de fortune. Les enfants, comme Momo, sont souvent issus de familles éclatées ou absentes ; ils vivent de façon communautaire, dans l’ombre des adultes qui se démènent pour tenir bon.

À travers ces choix, Gary rend palpable la réalité sociale de son époque et donne une voix aux invisibles qui composent la mosaïque vivante et vulnérable de la ville. Ce décor n’est pas qu’un simple arrière-plan, mais un acteur à part entière qui façonne les personnages, leur donne leur identité et nourrit la dimension universelle du roman.

AXE 3: La quête d’amour, de famille et d’identité dans un monde marqué par l’abandon

La vie devant soi met en scène des personnages qui cherchent désespérément un sens à leur vie et un ancrage affectif dans un univers où la sécurité et les repères traditionnels sont absents. L’amour, la famille et l’identité sont des thèmes qui structurent tout le roman et prennent une résonance particulière dans cet incipit.

Dès les toutes premières lignes, Momo, le jeune narrateur, dévoile ses blessures : il découvre très tôt que Madame Rosa, la vieille femme juive qui l’élève, le garde principalement pour toucher de l’argent. Cette révélation marque le premier grand chagrin de sa vie et brise l’illusion d’un lien familial gratuit et désintéressé. Pourtant, la relation qui se construit entre Momo et Madame Rosa va bien au-delà de la simple nécessité économique. Au fil du récit, malgré la précarité et le manque d’attaches biologiques, un véritable amour filial naît entre eux : Momo veille sur Madame Rosa lors de sa maladie, l’entoure de tendresse, et la considère comme sa seule famille possible, même si l’amour n’est jamais dit explicitement mais constamment ressenti et prouvé dans les actes quotidiens.

Ce besoin d’amour et de reconnaissance s’accompagne d’une profonde quête d’identité. Enfant recueilli, d’origine arabe et de confession musulmane, Momo grandit dans le flou concernant son passé : il ne connaît ni son âge, ni ses parents, ni vraiment ses racines. Son errance identitaire est accentuée par la diversité du quartier, par ses relations avec des figures elles-mêmes marginales comme Monsieur Hamil ou Madame Lola. Momo interroge souvent le sens de l’existence, se demande qui il est et interroge Monsieur Hamil dans l’incipit pour savoir s’il est possible de “vivre sans amour”.

Face à l’abandon, à l’absence des parents, à la fragilité des liens du sang, le roman met en avant la notion de “famille choisie”. Entre Momo et Madame Rosa se crée un lien aussi fort que celui d’une véritable famille : un amour inconditionnel, bâti sur le partage des difficultés, du quotidien, de la tendresse et du soin. Cette reconstruction affective, malgré la misère, illustre la capacité des individus marginalisés à tisser des liens puissants et à trouver leur place dans un environnement hostile.

En somme, l’incipit du roman La vie devant soi pose la question du besoin vital d’amour et d’appartenance : dans un monde où l’abandon est la norme, la solidarité, la tendresse et l’adoption symbolique deviennent des refuges essentiels, porteurs de dignité et d’espoir pour ceux qui n’ont “que la vie devant soi”.

Activités autour de l’incipit de La vie devant soi

Analyse du point de vue du narrateur :

1- Repérez dans l’incipit de La vie devant soi les éléments qui montrent la jeunesse du narrateur (tournures, imprécisions…).

2-Réécrivez le passage “La première chose que je peux vous dire” à “et c’était mon premier grand chagrin” du point de vue de Momo en imaginant qu’il a maintenant une quinzaine d’années. Ses explications seront-elles les mêmes qu’à l’âge qu’il a dans l’incipit ?

 L’univers social décrit dans l’incipit :

1- Recherchez dans le texte tous les indices qui montrent la précarité, la diversité culturelle et les difficultés du quartier.

2-Faites des recherches sur le quartier de Belleville à partir des éléments donnés dans l’incipit. Quelle est l’histoire de ce quartier et qui sont ses habitants ?

Extrait du film

Regardez cet extrait du film de 1977 réalisé par M. Mizrahi et basé sur le roman de Romain Gary. Expliquez ensuite si Madame Rosa est telle que vous l’imaginiez quand vous avez lu l’incipit. Que pouvez-vous dire de sa relation aux enfants qu’elle a recueillis ?

Travail d’écriture

Monsieur Hamil répondra-t-il finalement à la question de Momo ? Écrivez la suite de l’histoire telle que vous l’imaginez à partir de la fin de l’incipit (15 à 20 lignes).

La vie devant soi : Pour approfondir

En quoi le titre La Vie devant soi reflète-t-il l’orientation philosophique du roman ?

La vie devant soi peut-être lu simplement comme une histoire ou être compris selon un angle plus philosophique. Pourquoi ?

Parce que ce roman mêle à la fois un regard lucide sur la précarité et la difficulté de l’existence, et une affirmation pleine d’espoir de la valeur et de la dignité de la vie humaine.

Voici plusieurs pistes permettant de comprendre cette correspondance entre titre et philosophie du roman :

  1. L’affirmation de l’avenir malgré les épreuves
    Le titre suggère que, malgré un passé marqué par la souffrance, l’abandon ou la marginalité, la vie continue et s’ouvre toujours vers un avenir à construire. Pour le jeune narrateur Momo, élevé dans un milieu précaire et douloureux, la vie devant soi signifie la possibilité de grandir, d’apprendre, d’aimer, de se réinventer. Le roman incarne ainsi une philosophie d’espérance, où chaque individu, même en situation difficile, conserve une “vie devant soi”, une chance de transformation.

  1. La revendication d’une dignité humaine universelle
    Le titre peut aussi être lu comme une manière de rappeler que chaque vie humaine, quelle que soit sa condition sociale, ethnique ou historique, possède une valeur intrinsèque et un potentiel. Dans le roman, les personnages souvent fragilisés — Madame Rosa, Momo, Monsieur Hamil — incarnent cette dignité malgré la souffrance et la stigmatisation. La Vie devant soi invite à regarder au-delà des apparences, des défauts et des abandons, vers ce qui reste vivant, possible et précieux.

  1. La reconnaissance de la fragilité et de l’urgence de l’existence
    Enfin, le titre porte toute la complexité d’une vie où l’avenir n’est pas assuré. “La vie devant soi” fait aussi référence au fait que le temps reste compté, que la vie est précieuse parce qu’elle est fragile. Madame Rosa qui “aurait mérité un ascenseur” et craint de mourir dans l’escalier incarne cette conscience de la précarité quotidienne. Le roman joue sur ce paradoxe entre la dureté du présent et la promesse toujours suspendue d’un avenir à écrire.

Et vous, avez-vous lu La vie devant soi? L’avez-vous apprécié? Dites-nous en commentaires.

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